Il y a peu d’artistes français de la chanson qui accrochent mes neurones. Celui qui me touche le plus profondément encore aujourd’hui au bout de 25 ans de vie commune est un de mes premiers coups de cœur musicaux. C’est Hubert Félix Thiéfaine, je l’ai découvert lors d’un voyage scolaire où un de mes camarades de classe a passé l’album «autorisation de délirer» en boucle pendant trois jours. Cet album contient en particulier les titres «Alligator 427» et «La queue» que j’aime toujours beaucoup.
Dans les affres de la post-adolescence cet artiste exprimait si bien mon mal être qu’il est devenu peu à peu le compagnon de mes angoisses. J’ai fumé mes premiers joints en écoutant «mathématiques souterraines» ou «113 ° cigarettes sans dormir». J’ai pleuré mes premières déceptions sentimentales sur «je t’en remet au vent» et pensé mes premiers suicides sur «les dingues et les paumés».
Ma déglingue raisonnable aurait sans doute pu basculer vers des gouffres et des abîmes bien plus sombres. Mais je suis resté sur le fil du rasoir, j’ai eu de la chance ou de l’intelligence et mes angoisses ont disparu mystérieusement une nuit au cachemire. Cela fut ma dernière rencontre avec l’au delà.
Vingt ans et plus ont passé, je suis au yeux de la plupart un adulte raisonnable, j’ai une famille, un boulot. Mes angoisses se sont tues, j’ai trouvé un équilibre, des occupations, des passions. J’essaie de rester vivant et éveillé dans un monde que je sens de plus en plus en décalage avec mes rêves, dans un monde que je subis plus que je ne le façonne.
Thiéfaine m’accompagne toujours sur cette route, fidèle compagnon , il me guide encore quand s’ouvrent des gouffres sous mes pieds, quand les certitudes se lézardent, quand les sentiers battus deviennent étranges. Quand parfois les morts laissés sur le bord du chemin s’invitent à ma mémoire, quand une nostalgie profonde me rappelle «le poids de nos défaites et le temps qui nous apoplexie».
Thiéfaine est un magicien des mots, il sait remuer en moi «mes sombres instincts», «mes dédales obscurs». Il sait raconter ma suprême inutilité. Il sait par la tendresse de ses mélodies me rappeler que je ne suis rien et que demain je serai encore moins. Il sait dire l’inutilité de ce jeu, sa vaine beauté et sa tristesse intrinsèque.
Hubert Félix Thiefaine / La ruelle des morts.